LA DERNIÈRE STEPPE
THE LAST STEPPE
Le Cézallier (de l’auvergnat seijavei, littéralement la « terre à seigle ») est un massif volcanique d’altitude moyenne, qui relie les monts Dore, au nord, aux monts du Cantal, au sud, à cheval sur les départements du Puy-de-Dôme et du Cantal, dans le centre de la France. Ici point de sommet tranchant, ni même d’horizon fiable, mais des volcans usés et endormis, enveloppés d’un silence précieux. Enveloppés surtout de ciel, un ciel vaste et grandiose : le Cézallier, c’est l’espace avant le ciel. Mais aussi des hivers d’une longueur inavouable… On n’en parle peu. On n’en connaît pratiquement rien. On ne le situe guère. On l’évoque à peine. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il ne figurait même pas sur les cartes. Aujourd’hui encore, certains lieux restent sans toponymes. On le compare volontiers à des contrées lointaines, où les nuages chevauchent aussi la houle infinie des prairies. Autant être précis : on lui trouve des airs d’Asie centrale. C’est comme si lui attribuer une identité propre, et même le désigner, restait difficile.
Partout l’espace, immense, donné sans restriction, dans ce paysage de peu d’arbres, de montagnes qui s’étirent plus qu’elles ne s’élèvent et d’horizons qui se dérobent, avec le vent qui caresse les courbes mordorées de la steppe. La dernière steppe. Le paysage du Cézallier est sans emphase, il n’a ni prétentions, ni revendications, et c’est là toute son infinie richesse. On se dit qu’ici s’évanouit tout ce qui obstrue habituellement notre regard et nos pensées, le dénuement sublime.
La topographie est singulière : un haut plateau central, tout en rondeurs et voué à l’estive, tel un immense océan d’herbe, où seuls les brise-vents d’aiguilles et de résine imposent une géométrisation de l’espace (ne peut-on pas y déceler l’ultime volonté de dompter l’indomptable : l’espace et le vent, le silence et le sentiment, le sauvage et la steppe ?), et de rares villages, nichés en périphérie, sur les rebords rocheux, en équilibre, au débouché de grandes vallées boisées, bien plus enclins à se déverser dans le sens de la pente que vers le plateau, en réponse à une mystérieuse force centrifuge. C’est comme une île, une île intérieure, avec les burons comme amers et les villages en guise de ports, accrochés aux rivages.
C’est l’une des régions habitées les moins peuplées d’Europe occidentale : à peine 5 habitants au km2, l’équivalent des Highlands écossaises, et guère plus que l’Islande, ces terres des confins. Certaines communes ont leurs superlatifs : La Godivelle, avec ses 14 habitants (au dernier recensement de 2015), est la commune la moins peuplée du Puy-de-Dôme, tandis que Montgreleix, perché à 1250 m d’altitude, est le plus haut chef-lieu de commune du Cantal. Comme bon nombre de régions rurales de moyenne montagne, le Cézallier perd inexorablement ses habitants. C’est tout le paradoxe de ces paysages façonnés durant des siècles par l’homme, et la dent de ses troupeaux, où l’humain désormais disparaît. Mais perd-il pour autant son humanité ?
J’ai voulu faire des images qui disent l’espace et le silence, le lointain, le sentiment unique à la fois de la liberté et de l’isolement, voire de la solitude, et la rudesse, parfois. J’ai écouté les gens me parler de ce territoire, de leur territoire, avec pudeur, avec envie, toujours avec passion. Dans le paysage, dans leur paysage. On ne vit pas et on ne vient pas ici par hasard. S’y installer requiert de l’effort, y vivre de l’abnégation, on le devine à mots couverts. On entre en Cézallier, comme on l’entend dire parfois. C’est comme si le territoire était un personnage : un compagnon, docile ou bien furieux, qui emplie la vie et imprime le cours des existences. Le territoire fait-il les hommes ou est-ce que ce sont les hommes qui font le territoire ?
Dans ce massif aux lignes tendant à l’épure, l’émotion du paysage est un ressenti commun que partagent les habitants et les hôtes de passage. On ne m’a guère parlé de montagne, encore moins de sommet, ni de vallée, de rivière, on m’a parfois évoqué ici un lac, là un village. C’est un endroit que finalement on ne nomme pas, malgré toute la poésie de sa prononciation, une montagne qui presque n’en serait pas une. Comme un trésor que l’on voudrait taire. On m’a finalement parlé de paysage plus que de géographie.
Et si c’était là l’essence même des lieux, c’est-à-dire l’affirmation d’une appartenance non pas à un territoire (avec le déroulé implacable de ses frontières, de ses reliefs, de ses lieux et toponymes), mais à un paysage ? Et même, plus encore, à l’idée que ce paysage autorise : un espace de liberté intérieure. Une cartographie intime et charnelle des lieux, une véritable intériorité, avec laquelle chacun tisse le fil de sa vie et le déroulé quotidien des jours. J’ai écouté les paroles enchanter le réel et glisser sur la steppe, et j’ai pris le goût du vent.
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The Cézallier (Seijavei in the dialect of the Auvergne; literally “Land of Rye”) is a region of volcanic highlands in central France, which links the heights of Monts Dore in the north to those of the Cantal in the south, and is astride the departments of the Puy de Dôme and the Cantal. There are no craggy peaks here, and not even a discernable horizon, but old volcanoes sleeping in a precious silence under a vast and grandiose sky. The Cézallier is the space beneath this sky. It is also a land of shamefully long winters…. rarely talked about. It is virtually unknown, difficult to place, hard to recall. It did not even appear on maps until the end of the 19th century. Even today there are places that have yet to be named. It is easy to regard it as a distant country where clouds surf over the endless prairies. It really could be mistaken for central Asia, and it is difficult to define its own special character.
Above all, limitless space in this almost treeless landscape of mountains that stretch sideways rather than upwards, and horizons that lose themselves with the wind that caresses the golden undulations of the steppe. The last steppe. The landscape of the Cézallier is neither showy nor pretentious, it makes no great claims for itself, and it is in this that lies its infinite richness. One can say that here all the habitual impediments to our vision and thoughts fade away in the face of a sublime bareness.
Its topography is unique: a high central plateau of lush summer pastures, an immense ocean of grass, where only windbreaks of needles and resin impose some geometrical order (One has to detect in this the ultimate wish to tame the untameable: space and wind, the silence and the spirit, the wildness and the steppe.), and its rare villages, perched precariously on rocky slopes around its edge, and nestling high at the mouths of great wooded valleys, more inclined to gravitate to the slopes than to the plateau, in response to a mysterious centrifugal force. The plateau is like an island, with stone barns, called burons, as leading marks and the villages like ports clinging to the shore.
It is one of the least populated habitable regions of western Europe: scarcely 5 inhabitants per square kilometre, the same as the highlands of Scotland, and barely more than Iceland, both of thèse areas at the outer limits of the continent. As is often the case with rural highlands, the Cézallier is inexorably losing its inhabitants. It is a paradox that landscapes fashioned over the centuries by man and the grazing of his domestic animals will eventually be deserted by humans, but will it also mean loss of humanity?
I wanted to make images which speak of space and silence, and distances, the unique feeling of liberty and isolation, solitude, and at times harshness. I listened to people speaking to me about their land, with humility, with love, and always with passion. One does not come to live in this landscape, their landscape, by chance. Reading between the lines, one understands that moving here takes effort, and living here involves sacrifices. There is a suggestion that one is entering a personal relationship with the place, rather than simply coming here. It is as if the region were a person, a docile or violent companion, who fills your life and affects the course of your existence. Does the man make the land, or is it the reverse?
In this roughly sketched massif there is a common feeling shared by inhabitants and visitors alike. They hardly speak of mountains, still less of peaks, nor do they speak of a valley or river. At times a lake is mentioned, or perhaps a village. It is a place one does not give names to. In spite of all the poetry in the sound of a name, a mountain almost ceases to be one, like a treasure one wishes to keep quiet about. It was a landscape they were speaking to me about, not geography.
And is this the secret of the spirit of the place, that it is in the affirmation of belonging, not to a territory (with its implacable delineation of its borders, its places and its names) but to a landscape? And moreover to the idea of what a landscape offers: a space for interior freedom, an intimate and earthy mapping of the place, a veritable interiority in which each weaves the thread of his life and the daily unfolding of his existence. I have listened to words casting spells on reality and gently caressing the steppe, and I have developed a taste for the wind.
Translation: Paul & Babette Deggan
THE LAST STEPPE
Le Cézallier (de l’auvergnat seijavei, littéralement la « terre à seigle ») est un massif volcanique d’altitude moyenne, qui relie les monts Dore, au nord, aux monts du Cantal, au sud, à cheval sur les départements du Puy-de-Dôme et du Cantal, dans le centre de la France. Ici point de sommet tranchant, ni même d’horizon fiable, mais des volcans usés et endormis, enveloppés d’un silence précieux. Enveloppés surtout de ciel, un ciel vaste et grandiose : le Cézallier, c’est l’espace avant le ciel. Mais aussi des hivers d’une longueur inavouable… On n’en parle peu. On n’en connaît pratiquement rien. On ne le situe guère. On l’évoque à peine. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il ne figurait même pas sur les cartes. Aujourd’hui encore, certains lieux restent sans toponymes. On le compare volontiers à des contrées lointaines, où les nuages chevauchent aussi la houle infinie des prairies. Autant être précis : on lui trouve des airs d’Asie centrale. C’est comme si lui attribuer une identité propre, et même le désigner, restait difficile.
Partout l’espace, immense, donné sans restriction, dans ce paysage de peu d’arbres, de montagnes qui s’étirent plus qu’elles ne s’élèvent et d’horizons qui se dérobent, avec le vent qui caresse les courbes mordorées de la steppe. La dernière steppe. Le paysage du Cézallier est sans emphase, il n’a ni prétentions, ni revendications, et c’est là toute son infinie richesse. On se dit qu’ici s’évanouit tout ce qui obstrue habituellement notre regard et nos pensées, le dénuement sublime.
La topographie est singulière : un haut plateau central, tout en rondeurs et voué à l’estive, tel un immense océan d’herbe, où seuls les brise-vents d’aiguilles et de résine imposent une géométrisation de l’espace (ne peut-on pas y déceler l’ultime volonté de dompter l’indomptable : l’espace et le vent, le silence et le sentiment, le sauvage et la steppe ?), et de rares villages, nichés en périphérie, sur les rebords rocheux, en équilibre, au débouché de grandes vallées boisées, bien plus enclins à se déverser dans le sens de la pente que vers le plateau, en réponse à une mystérieuse force centrifuge. C’est comme une île, une île intérieure, avec les burons comme amers et les villages en guise de ports, accrochés aux rivages.
C’est l’une des régions habitées les moins peuplées d’Europe occidentale : à peine 5 habitants au km2, l’équivalent des Highlands écossaises, et guère plus que l’Islande, ces terres des confins. Certaines communes ont leurs superlatifs : La Godivelle, avec ses 14 habitants (au dernier recensement de 2015), est la commune la moins peuplée du Puy-de-Dôme, tandis que Montgreleix, perché à 1250 m d’altitude, est le plus haut chef-lieu de commune du Cantal. Comme bon nombre de régions rurales de moyenne montagne, le Cézallier perd inexorablement ses habitants. C’est tout le paradoxe de ces paysages façonnés durant des siècles par l’homme, et la dent de ses troupeaux, où l’humain désormais disparaît. Mais perd-il pour autant son humanité ?
J’ai voulu faire des images qui disent l’espace et le silence, le lointain, le sentiment unique à la fois de la liberté et de l’isolement, voire de la solitude, et la rudesse, parfois. J’ai écouté les gens me parler de ce territoire, de leur territoire, avec pudeur, avec envie, toujours avec passion. Dans le paysage, dans leur paysage. On ne vit pas et on ne vient pas ici par hasard. S’y installer requiert de l’effort, y vivre de l’abnégation, on le devine à mots couverts. On entre en Cézallier, comme on l’entend dire parfois. C’est comme si le territoire était un personnage : un compagnon, docile ou bien furieux, qui emplie la vie et imprime le cours des existences. Le territoire fait-il les hommes ou est-ce que ce sont les hommes qui font le territoire ?
Dans ce massif aux lignes tendant à l’épure, l’émotion du paysage est un ressenti commun que partagent les habitants et les hôtes de passage. On ne m’a guère parlé de montagne, encore moins de sommet, ni de vallée, de rivière, on m’a parfois évoqué ici un lac, là un village. C’est un endroit que finalement on ne nomme pas, malgré toute la poésie de sa prononciation, une montagne qui presque n’en serait pas une. Comme un trésor que l’on voudrait taire. On m’a finalement parlé de paysage plus que de géographie.
Et si c’était là l’essence même des lieux, c’est-à-dire l’affirmation d’une appartenance non pas à un territoire (avec le déroulé implacable de ses frontières, de ses reliefs, de ses lieux et toponymes), mais à un paysage ? Et même, plus encore, à l’idée que ce paysage autorise : un espace de liberté intérieure. Une cartographie intime et charnelle des lieux, une véritable intériorité, avec laquelle chacun tisse le fil de sa vie et le déroulé quotidien des jours. J’ai écouté les paroles enchanter le réel et glisser sur la steppe, et j’ai pris le goût du vent.
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The Cézallier (Seijavei in the dialect of the Auvergne; literally “Land of Rye”) is a region of volcanic highlands in central France, which links the heights of Monts Dore in the north to those of the Cantal in the south, and is astride the departments of the Puy de Dôme and the Cantal. There are no craggy peaks here, and not even a discernable horizon, but old volcanoes sleeping in a precious silence under a vast and grandiose sky. The Cézallier is the space beneath this sky. It is also a land of shamefully long winters…. rarely talked about. It is virtually unknown, difficult to place, hard to recall. It did not even appear on maps until the end of the 19th century. Even today there are places that have yet to be named. It is easy to regard it as a distant country where clouds surf over the endless prairies. It really could be mistaken for central Asia, and it is difficult to define its own special character.
Above all, limitless space in this almost treeless landscape of mountains that stretch sideways rather than upwards, and horizons that lose themselves with the wind that caresses the golden undulations of the steppe. The last steppe. The landscape of the Cézallier is neither showy nor pretentious, it makes no great claims for itself, and it is in this that lies its infinite richness. One can say that here all the habitual impediments to our vision and thoughts fade away in the face of a sublime bareness.
Its topography is unique: a high central plateau of lush summer pastures, an immense ocean of grass, where only windbreaks of needles and resin impose some geometrical order (One has to detect in this the ultimate wish to tame the untameable: space and wind, the silence and the spirit, the wildness and the steppe.), and its rare villages, perched precariously on rocky slopes around its edge, and nestling high at the mouths of great wooded valleys, more inclined to gravitate to the slopes than to the plateau, in response to a mysterious centrifugal force. The plateau is like an island, with stone barns, called burons, as leading marks and the villages like ports clinging to the shore.
It is one of the least populated habitable regions of western Europe: scarcely 5 inhabitants per square kilometre, the same as the highlands of Scotland, and barely more than Iceland, both of thèse areas at the outer limits of the continent. As is often the case with rural highlands, the Cézallier is inexorably losing its inhabitants. It is a paradox that landscapes fashioned over the centuries by man and the grazing of his domestic animals will eventually be deserted by humans, but will it also mean loss of humanity?
I wanted to make images which speak of space and silence, and distances, the unique feeling of liberty and isolation, solitude, and at times harshness. I listened to people speaking to me about their land, with humility, with love, and always with passion. One does not come to live in this landscape, their landscape, by chance. Reading between the lines, one understands that moving here takes effort, and living here involves sacrifices. There is a suggestion that one is entering a personal relationship with the place, rather than simply coming here. It is as if the region were a person, a docile or violent companion, who fills your life and affects the course of your existence. Does the man make the land, or is it the reverse?
In this roughly sketched massif there is a common feeling shared by inhabitants and visitors alike. They hardly speak of mountains, still less of peaks, nor do they speak of a valley or river. At times a lake is mentioned, or perhaps a village. It is a place one does not give names to. In spite of all the poetry in the sound of a name, a mountain almost ceases to be one, like a treasure one wishes to keep quiet about. It was a landscape they were speaking to me about, not geography.
And is this the secret of the spirit of the place, that it is in the affirmation of belonging, not to a territory (with its implacable delineation of its borders, its places and its names) but to a landscape? And moreover to the idea of what a landscape offers: a space for interior freedom, an intimate and earthy mapping of the place, a veritable interiority in which each weaves the thread of his life and the daily unfolding of his existence. I have listened to words casting spells on reality and gently caressing the steppe, and I have developed a taste for the wind.
Translation: Paul & Babette Deggan