AMRAN, CUEILLEUR D’ARUM
Comment une plante toxique permet aux pensées de s’envoler d’une belle ripisylve auvergnate aux paysages somptueux des montagnes du Kurdistan.
Je rencontre Amran Mohammed Ahmed un jour d’avril au bord de la Couze Pavin, une belle rivière qui se jette dans l’Allier, près d’Issoire dans le Puy-de-Dôme. J’ai l’habitude de voir des cueilleurs dans la forêt qui borde cette rivière. Ils viennent chercher de l’ail des ours, qui recouvre presque intégralement le sol à partir de la mi-avril. Amran ne ramasse pas l’ail mais une autre plante dont la floraison est légèrement plus précoce et dont les feuilles cordées, parfois maculées, recouvrent le sol tout autant que celles de l’ail : l’arum tacheté. Je sais que, jadis, les rhizomes d’arum étaient consommés en Europe, mais c’est la première fois que je vois quelqu’un ramasser cette plante très toxique. Toute la plante contient des raphides d’oxalate de calcium, des cristaux en forme d’aiguilles très irritants pour la peau et les muqueuses, dont l’ingestion peut conduire au coma. Je suis donc très intrigué ! La conversation s’engage rapidement. Originaire du nord du Kurdistan irakien, Amran est arrivé en France il y a une trentaine d’années. Comme pour beaucoup de ses compatriotes, sa famille a fui le Kurdistan, une région montagneuse presqu’aussi grande que la France, qui se partage entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, et où les kurdes sont oppressés et réprimés depuis des siècles pour des raisons géopolitiques. Avec 30 millions de personnes, les kurdes sont en effet l’un des plus grands groupes ethniques apatrides.
Cet homme souriant au regard chlorophylle m’explique que, dans sa famille, c’est une tradition de consommer l’arum : on l’appelle le karî, terme qui désigne aussi bien la plante que le plat confectionné avec elle. Les feuilles et les fleurs de l’arum sont découpées en petits bouts, lavés puis mis à cuire avec des morceaux de viande pendant de longues heures sur un feu de bois, et assaisonnés de grains de sumac, une épice acidulée qui a des propriétés de détoxification. En fin de cuisson, les morceaux d’arum sont lavés à l’eau froide et essorés, le jus toxique est jeté (les cristaux d’oxalates sont neutralisés par la cuisson). On consomme le karî dans la foulée, souvent agrémenté de pois chiches et d’acide citrique (lêmondos), ou alors on confectionne de petites boules après essorage, qui pourront être congelées et mangées plus tard. L’arum a un goût acide, une saveur que les kurdes adorent me précise Amran. Il me raconte que cette cueillette lui permet de perpétuer les traditions d’un pays qu’il a dû fuir et d’honorer la transmission de la connaissance des plantes, qu’il a reçue de sa mère Aïcha, qui vit avec sa femme, ses enfants et lui.
Amran s’étonne qu’on ne consomme pas l’arum en France alors qu’il est pourtant très commun. Au Kurdistan, près de son village d’enfance de Bedohe, la plante disparaît à cause de la sécheresse due au réchauffement climatique, selon lui. Là-bas les montagnes sont de plus en plus arides, et, de plus, certains secteurs sont dévastés par l’érosion suite à d’intempestives coupes de bois, l’un des seuls moyens pour la population de se chauffer. La connaissance des plantes qu’a le peuple kurde est ancestrale : l’étude de pollens trouvés près des restes de squelettes néandertaliens dans la grotte de Shanidar, dans le nord-est de l’Irak, témoigne sans équivoque de la sélection et de l’usage de certains plantes médicinales il y a près de 60 000 ans. Cette connaissance demeure très vivace. Des recherches récentes, basées sur des enquêtes de l’université de Duhok au Kurdistan, témoignent de pratiques ethnobotaniques encore parfaitement ancrées dans le quotidien des kurdes : ils utilisent au moins 160 plantes sauvages dans leur alimentation, et dans une moindre mesure, dans la pharmacopée traditionnelle. Ce savoir se transmet des plus anciens aux plus jeunes, et les femmes ont autant de connaissances que les hommes, ce qui souligne le rôle important qu’elles tiennent dans la société kurde. Les enfants apprennent et mémorisent dès leur plus jeune âge en accompagnant leurs parents lors de la collecte. Amran espère transmettre cette connaissance à son tour à ses enfants : la petite Médina, 4 ans, l’accompagne déjà à la cueillette de l’arum sur les bords de la Couze Pavin.
Comment une plante toxique permet aux pensées de s’envoler d’une belle ripisylve auvergnate aux paysages somptueux des montagnes du Kurdistan.
Je rencontre Amran Mohammed Ahmed un jour d’avril au bord de la Couze Pavin, une belle rivière qui se jette dans l’Allier, près d’Issoire dans le Puy-de-Dôme. J’ai l’habitude de voir des cueilleurs dans la forêt qui borde cette rivière. Ils viennent chercher de l’ail des ours, qui recouvre presque intégralement le sol à partir de la mi-avril. Amran ne ramasse pas l’ail mais une autre plante dont la floraison est légèrement plus précoce et dont les feuilles cordées, parfois maculées, recouvrent le sol tout autant que celles de l’ail : l’arum tacheté. Je sais que, jadis, les rhizomes d’arum étaient consommés en Europe, mais c’est la première fois que je vois quelqu’un ramasser cette plante très toxique. Toute la plante contient des raphides d’oxalate de calcium, des cristaux en forme d’aiguilles très irritants pour la peau et les muqueuses, dont l’ingestion peut conduire au coma. Je suis donc très intrigué ! La conversation s’engage rapidement. Originaire du nord du Kurdistan irakien, Amran est arrivé en France il y a une trentaine d’années. Comme pour beaucoup de ses compatriotes, sa famille a fui le Kurdistan, une région montagneuse presqu’aussi grande que la France, qui se partage entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, et où les kurdes sont oppressés et réprimés depuis des siècles pour des raisons géopolitiques. Avec 30 millions de personnes, les kurdes sont en effet l’un des plus grands groupes ethniques apatrides.
Cet homme souriant au regard chlorophylle m’explique que, dans sa famille, c’est une tradition de consommer l’arum : on l’appelle le karî, terme qui désigne aussi bien la plante que le plat confectionné avec elle. Les feuilles et les fleurs de l’arum sont découpées en petits bouts, lavés puis mis à cuire avec des morceaux de viande pendant de longues heures sur un feu de bois, et assaisonnés de grains de sumac, une épice acidulée qui a des propriétés de détoxification. En fin de cuisson, les morceaux d’arum sont lavés à l’eau froide et essorés, le jus toxique est jeté (les cristaux d’oxalates sont neutralisés par la cuisson). On consomme le karî dans la foulée, souvent agrémenté de pois chiches et d’acide citrique (lêmondos), ou alors on confectionne de petites boules après essorage, qui pourront être congelées et mangées plus tard. L’arum a un goût acide, une saveur que les kurdes adorent me précise Amran. Il me raconte que cette cueillette lui permet de perpétuer les traditions d’un pays qu’il a dû fuir et d’honorer la transmission de la connaissance des plantes, qu’il a reçue de sa mère Aïcha, qui vit avec sa femme, ses enfants et lui.
Amran s’étonne qu’on ne consomme pas l’arum en France alors qu’il est pourtant très commun. Au Kurdistan, près de son village d’enfance de Bedohe, la plante disparaît à cause de la sécheresse due au réchauffement climatique, selon lui. Là-bas les montagnes sont de plus en plus arides, et, de plus, certains secteurs sont dévastés par l’érosion suite à d’intempestives coupes de bois, l’un des seuls moyens pour la population de se chauffer. La connaissance des plantes qu’a le peuple kurde est ancestrale : l’étude de pollens trouvés près des restes de squelettes néandertaliens dans la grotte de Shanidar, dans le nord-est de l’Irak, témoigne sans équivoque de la sélection et de l’usage de certains plantes médicinales il y a près de 60 000 ans. Cette connaissance demeure très vivace. Des recherches récentes, basées sur des enquêtes de l’université de Duhok au Kurdistan, témoignent de pratiques ethnobotaniques encore parfaitement ancrées dans le quotidien des kurdes : ils utilisent au moins 160 plantes sauvages dans leur alimentation, et dans une moindre mesure, dans la pharmacopée traditionnelle. Ce savoir se transmet des plus anciens aux plus jeunes, et les femmes ont autant de connaissances que les hommes, ce qui souligne le rôle important qu’elles tiennent dans la société kurde. Les enfants apprennent et mémorisent dès leur plus jeune âge en accompagnant leurs parents lors de la collecte. Amran espère transmettre cette connaissance à son tour à ses enfants : la petite Médina, 4 ans, l’accompagne déjà à la cueillette de l’arum sur les bords de la Couze Pavin.