LES SENTINELLES DU SILENCE
THE SENTINELS OF SILENCE
Fin décembre 2020, une vague de froid et de neige s’abat sur les montagnes de la France et fait les gros titres des médias. Fêtes de fin d’année obligent, je suis provisoirement éloigné des montagnes d’Auvergne, que j’ai l’habitude d’arpenter en hiver depuis de nombreuses années. Je me réjouis de pouvoir profiter d’un hiver digne de ce nom car ces derniers temps, ce sont des hivers presque sans neige qui ont été au menu.
Une fois rentré, début janvier, je constate avec plaisir que l’hiver est bien là, mais je dois avouer que je suis également un peu étonné. La déferlante médiatique promettait un enneigement exceptionnel et des températures polaires : la neige est bien là, en quantité, et le thermomètre est descendu. Pourtant, j’ai le sentiment que nous sommes juste face à quelque chose de normal, de la neige en quantité certes, mais pas des cotes exceptionnelles, tandis que le thermomètre s’il descend bien en-dessous de 0°C, n’affiche pas non plus des valeurs invivables ! Pour tout dire, j’ai simplement l’impression de me retrouver face à des conditions qui, il y a quelques années encore, étaient tout à fait classiques. Le traitement médiatique ne fait que confirmer mes propres constations : l’hiver est devenu littéralement “extra-ordinaire”. Finalement, ces conditions ne dureront qu’à peine trois semaines, et l’hiver aura disparu aussi vite qu’il est arrivé.
J’ai profité de cette brève fulgurance pour réaliser et compléter les images de cette série en parcourant les sommets des monts Dore et du Cézallier, à cheval sur le Puy-de-Dôme et le Cantal, avec le sentiment à la fois de l’urgence et de la beauté. J’en avais posé les bases en novembre 2019, sans véritablement la formaliser, et puis il n’y avait plus eu de véritable offensive du froid et de la neige jusqu’en cette fin d’année 2020.
Du froid, du blanc, de l’espace et du vent, l’ambiance est glaciale sur les monts d’Auvergne. C’est la « zone de combat », en lisière supérieure de la forêt, celle où les arbres dans leur grande majorité capitulent. Le lexique écologique, à défaut d’être poétique, est parfaitement descriptif : il révèle la lutte de ces arbres qui s’aventurent en altitude un peu plus loin que les autres. Ils courbent l’échine, plient sous la masse de la neige et du givre. Certains cèdent et tombent, d’autres se contorsionnent pour se protéger au mieux. D’autres encore résistent dans la beauté. La diversité des formes est prodigieuse. Ces sentinelles du silence forcent l’admiration.
Ce travail rend hommage à ces arbres qui osent aller un peu plus haut que les autres, plus conquérants ou peut-être tout simplement plus curieux, à distance du confort de la forêt. Photographier ces arbres sculptés de neige et de givre n’est aujourd’hui plus seulement un hommage, on l’aura compris, cela devient aussi un témoignage. Dans les montagnes d’Auvergne, comme dans bon nombre de montagnes d’altitude moyenne, l’hiver s’étiole et la neige disparaît peu à peu : pouvoir admirer ces vaillantes silhouettes blanches devient un privilège, rare et éphémère.
Il est évidemment ici question de réchauffement climatique. Sous une forme qui pourrait paraître légère et simplement esthétique, ce travail est pour moi un véritable manifeste. Nous sommes une société de chiffres, des chiffres partout, des chiffres tout le temps : tant de degrés en plus dans les années qui viennent, tant d’espèces qui vont disparaître, tant de linéaires de cotes qui vont être engloutis par la montée des eaux, tant de millimètres de pluie en plus… Il y aussi des choses inquantifiables, qu’on ne saurait chiffrer et dont on ne parle pas : la beauté en fait partie. Bien au-delà des dérèglements climatiques, qu’il nous faudra affronter, j’ai surtout peur que le monde ne se désenchante. Qu’adviendra-t-il quand nous ne pourrons plus profiter du plaisir simple de marcher dans la neige, vers un arbre pétrifié par le froid, la neige et le vent, avec pour seule idée celle d’en contempler la beauté ?
THE SENTINELS OF SILENCE
Fin décembre 2020, une vague de froid et de neige s’abat sur les montagnes de la France et fait les gros titres des médias. Fêtes de fin d’année obligent, je suis provisoirement éloigné des montagnes d’Auvergne, que j’ai l’habitude d’arpenter en hiver depuis de nombreuses années. Je me réjouis de pouvoir profiter d’un hiver digne de ce nom car ces derniers temps, ce sont des hivers presque sans neige qui ont été au menu.
Une fois rentré, début janvier, je constate avec plaisir que l’hiver est bien là, mais je dois avouer que je suis également un peu étonné. La déferlante médiatique promettait un enneigement exceptionnel et des températures polaires : la neige est bien là, en quantité, et le thermomètre est descendu. Pourtant, j’ai le sentiment que nous sommes juste face à quelque chose de normal, de la neige en quantité certes, mais pas des cotes exceptionnelles, tandis que le thermomètre s’il descend bien en-dessous de 0°C, n’affiche pas non plus des valeurs invivables ! Pour tout dire, j’ai simplement l’impression de me retrouver face à des conditions qui, il y a quelques années encore, étaient tout à fait classiques. Le traitement médiatique ne fait que confirmer mes propres constations : l’hiver est devenu littéralement “extra-ordinaire”. Finalement, ces conditions ne dureront qu’à peine trois semaines, et l’hiver aura disparu aussi vite qu’il est arrivé.
J’ai profité de cette brève fulgurance pour réaliser et compléter les images de cette série en parcourant les sommets des monts Dore et du Cézallier, à cheval sur le Puy-de-Dôme et le Cantal, avec le sentiment à la fois de l’urgence et de la beauté. J’en avais posé les bases en novembre 2019, sans véritablement la formaliser, et puis il n’y avait plus eu de véritable offensive du froid et de la neige jusqu’en cette fin d’année 2020.
Du froid, du blanc, de l’espace et du vent, l’ambiance est glaciale sur les monts d’Auvergne. C’est la « zone de combat », en lisière supérieure de la forêt, celle où les arbres dans leur grande majorité capitulent. Le lexique écologique, à défaut d’être poétique, est parfaitement descriptif : il révèle la lutte de ces arbres qui s’aventurent en altitude un peu plus loin que les autres. Ils courbent l’échine, plient sous la masse de la neige et du givre. Certains cèdent et tombent, d’autres se contorsionnent pour se protéger au mieux. D’autres encore résistent dans la beauté. La diversité des formes est prodigieuse. Ces sentinelles du silence forcent l’admiration.
Ce travail rend hommage à ces arbres qui osent aller un peu plus haut que les autres, plus conquérants ou peut-être tout simplement plus curieux, à distance du confort de la forêt. Photographier ces arbres sculptés de neige et de givre n’est aujourd’hui plus seulement un hommage, on l’aura compris, cela devient aussi un témoignage. Dans les montagnes d’Auvergne, comme dans bon nombre de montagnes d’altitude moyenne, l’hiver s’étiole et la neige disparaît peu à peu : pouvoir admirer ces vaillantes silhouettes blanches devient un privilège, rare et éphémère.
Il est évidemment ici question de réchauffement climatique. Sous une forme qui pourrait paraître légère et simplement esthétique, ce travail est pour moi un véritable manifeste. Nous sommes une société de chiffres, des chiffres partout, des chiffres tout le temps : tant de degrés en plus dans les années qui viennent, tant d’espèces qui vont disparaître, tant de linéaires de cotes qui vont être engloutis par la montée des eaux, tant de millimètres de pluie en plus… Il y aussi des choses inquantifiables, qu’on ne saurait chiffrer et dont on ne parle pas : la beauté en fait partie. Bien au-delà des dérèglements climatiques, qu’il nous faudra affronter, j’ai surtout peur que le monde ne se désenchante. Qu’adviendra-t-il quand nous ne pourrons plus profiter du plaisir simple de marcher dans la neige, vers un arbre pétrifié par le froid, la neige et le vent, avec pour seule idée celle d’en contempler la beauté ?